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L'autoportrait, un outil d'émancipation féministe ?

Publié dans Diptyk Magazine N°60,

automne 2022

Ses deux longues tresses sont dressées en position attaque, revêtues de gants de boxe, prêtes à enchaîner les crochets. Plus bas, sur son feed Instagram, Laëtitia Ky les a tissées en deux gros bras gonflés par la muscu, bombant le torse qu’elle arbore au-dessus de la tête. Sur d’autres selfies encore, ils prennent la forme du continent africain, d’un corps aux formes généreuses ou d’un plus squelettique, des racines d’un arbre, d’un vagin ou d’un pubis dont s’échappe un flot rouge de sang de règles, un poing levé ou un visage, une tête d’homme dans la forme de laquelle est assise une femme… Dans la mythologie grecque, il y a bien longtemps, Méduse tenait sur sa tête une chevelure de serpents dont le regard pouvait transformer les hommes en pierre. Les cheveux de cette jeune artiste ivoirienne happent le regard des internautes et des scrolleurs de tous bords mais espèrent bien ne pas les laisser de marbre. Pari réussi pour l’instant, puisque l’influenceuse a fait cette année son grand début à la Biennale de Venise, où elle est passée sans transition des murs virtuels de l’application de sociabilité aux cimaises de la plus grande manifestation d’art contemporain de notre époque.

Qu’est-ce que cette consécration fulgurante veut dire de l’autoportrait aujourd'hui ? À l’ère où un selfie se réalise en un coup de pouce et quelques secondes, à quoi bon construire une pratique autour d’un procédé apparemment aussi banalisé ? Véritable outil d’empowerment, le genre n’a pas fini de servir la longue lutte pour la reconnaissance des figures mises de côté par l’Histoire et les sociétés. Retour sur sa genèse et ses enjeux contemporains.

 

La naissance de l’autoportrait

 

Il y a de l’audace dans l’autoportrait. Pour inclure sa propre figure dans une œuvre et aller jusqu’à en faire le sujet central, il faut une conscience de sa propre importance et une volonté de la signaler au monde. Affirmer son identité, son existence, et les ancrer dans la postérité : voilà des enjeux dont les artistes, depuis le 15ème siècle jusqu’à aujourd’hui, ne se sont toujours pas lassé·es.

Des premières figures de la Renaissance italienne aux primitifs flamands, de Masaccio à Jérôme Bosch, qui se cache au milieu du Jardin des délices, les mentions sont d’abord timides, cryptées. Elles indiquent la main de celui qui a composé la scène, dissimulant des indices de son identité au milieu des personnages religieux, mythologiques ou réels. Elles viennent dire : « c’est moi qui ai fait ceci » mais aussi : « je suis seul capable de faire le lien entre les différents mondes ». L’autoportrait est d’abord une signature et une affirmation de puissance. Il ne devient genre à part entière qu’au 17ème siècle dans la peinture et la sculpture occidentales, où il acte l’aboutissement d’un patient processus de reconnaissance du statut de l’artiste. Par lui, l’artiste clame sa dignité et sa légitimité. Il se distingue de la figure de l’artisan – à laquelle il resta longtemps associé – et inscrit sa propre place dans l’histoire.

 

Un outil d’émancipation féministe

 

Tombé en désuétude au début du 20ème siècle, l’autoportrait connaît depuis quelques décennies un regain d’intérêt. Politique depuis ses débuts, il est aujourd’hui un adjuvant précieux des luttes pour la reconnaissance de certains corps longtemps restés dans l’ombre ou, à l’inverse, en pleine lumière des fantasmes qu’ont projetés sur eux des artistes, majoritairement hommes, blancs et occidentaux. Nulle surprise alors, s’il est désormais largement utilisé par des artistes issues des minorités de genre comme de race, qui, lassé·es d’avoir été trop longtemps des muses et des modèles, le voient comme un outil essentiel de la lutte pour la reconnaissance de leur corps.

Pionnière, Cindy Sherman (*1954, Glen Ridge, New Jersey) s’est choisie dès le début de sa carrière comme son propre modèle. À grands renforts de simulacres et d’artifices, elle rejoue les images les plus marquantes de la culture visuelle collective – de l’histoire de l’art, la publicité ou de la mode – pour en travestir les règles et les codes. Avec un humour grinçant, elle déconstruit l’histoire pour faire apparaître ses stratégies d’écriture et ses oublié·es, ouvrant par là-même une voie dans laquelle s’engagent de nombreuses artistes à sa suite.

 

De l’autre côté du globe, en Afrique du Sud, Zanele Muholi (*1972, Umlazi) est, elle aussi, une figure de proue de l’histoire de l’autoportrait féministe. Alors que la société dans laquelle elle vit est ouvertement homophobe et raciste, faisant encourir des dangers de mort à qui n’aurait pas la « bonne » orientation sexuelle ou couleur de peau, l’artiste use de son corps et de son objectif comme d’armes de résistance. Dans ses photographies en noir et blanc, elle expose fièrement son corps noir et lesbien, sa chevelure crépue, sans détourner les yeux. Au contraire, son regard plonge hors-cadre dans celui de qui s’avance pour le soutenir, lui indiquant le monde qu’elle veut voir advenir : un dans lequel son corps et ceux qui lui ressemblent n’auront plus à se cacher, dans lequel ce qui était jusqu’alors tenu en marge pourra fièrement occuper le centre. Elle est admonitrice au sens pur : l’artiste indique au spectateur ce qu’il faut regarder, accepter, et reconnaître, enfin, comme légitime d’être pleinement inscrit dans la société et dans l’Histoire. Son corps devient le réceptacle de luttes communes. Dans la monographie Somnyama Ngonyama qu’elle a sortie chez Delpire and Co en 2021, on peut lire : « Le moindre portrait de Somnyama fait référence à un cas particulier, à un personnage historique ou à une expérience – personnelle, sociopolitique, culturelle. Il s’adresse à quelqu’un, à un corps, dont on a gommé l’histoire. Quelqu’un qui lutte ou qui exprime de la joie. C’est la raison pour laquelle chaque photo porte un nom. »

 

Il y a du singulier et du pluriel dans l’autoportrait. Si des artistes s’en sont saisies dès les années 1960 pour servir des luttes collectives, les technologies modernes accentuent le mouvement et font déborder les frontières des disciplines. Ainsi sur Instagram, courant 2020, peu de feeds ont échappé à la déferlante de portraits de femmes en noir et blanc accompagnés du hashtag #WomenSupportingWomen. On compte 5,2 millions de femmes ayant participé au défi, en postant un portrait d’elles en noir et blanc, souvent accompagné d’une description dans laquelle l’autoportraitiste venait affirmer sa beauté, sa force et son admiration pour d’autres femmes. Née en Turquie, en protestation contre les féminicides qui se multipliaient alors dans le pays, la chaîne d’images virtuelle ainsi créée révèle plusieurs enjeux de l’autoportrait contemporain.

Véritable métonymie, l’autoportrait sert à illustrer et faire exister des communautés tout entières, qui se retrouveraient autour de corps similaires. Aux corps blessés, fantasmés, stigmatisés, invisibilisés et oubliés de l’Histoire, l’autoportrait offre un lieu dans lequel se reconstruire et être accepté, où découvrir le collectif et l’intime à la fois.

 

 

            Rendre l’intime collectif

 

L’autoportrait intime de faire tomber les masques, d’aller par-delà les fards que l’on arbore pour se présenter d’ordinaire au monde, mais aussi, encore trop souvent, d’agir dans l’urgence, malgré l’interdit, coûte que coûte, pour révéler ce que la pudeur, le poids des traditions ou les normes capitalistes et sociales veulent tenir caché.

De Phumzile Khanyile (*1991, Tladi, Soweto, Afrique du Sud) à Fatima Zohra Serri (Nador, Maroc), en passant par Inès Bouallou ou Lebohang Kganye, une génération d’artistes née dans les années 1990 se saisit désormais de l’autoportrait pour renverser les règles et les impositions, d’où qu’elles viennent.

Dans sa série de photographies intitulées « Plastic Crowns » (2016), Phumzile Khanyile se présente trouble, solitaire, cachée. Elle se tient avant ou après une fête imaginaire, quand elle n’est plus que seule avec elle-même et pendant que sa grand-mère – chez qui elle habite dans le township de Soweto – est sortie de la maison, seule occasion pour elle d’échapper aux pressions sociales, ne serait-ce qu’un instant, et de se vivre telle qu’elle s’imagine.

 

Sur le feed Instagram de Fatima Zohra Serri défilent des cris mis en image, des jambes nues et des talons que l’on devine sous un long hijab, une femme seule, les yeux dans l’objectif, épluchant une fleur à côté de cette inscription « I’m tired of being called awrah ». « Depuis petite, je suis témoin de choses avec lesquelles je suis en désaccord », explique l’artiste. L’autoportrait révèle et dénonce ce qu’elle ne peut pas crier. Il est une révolution douce, qui permet de réinventer un monde à partir de celui existant, de l’y déconstruire et d’en partager les morceaux de manière collective.

Lebohang Kganye ne fait pas autre chose quand elle se réapproprie les imaginaires collectifs hérités de Disney et autres contes pour enfants. Exposée cette année dans le pavillon sud-africain de la même Biennale de Venise qui a consacré Laëtitia Ky, l’artiste se réapproprie les codes des contes de fée, pour y arracher sa propre place. Au fur et à mesure qu’elle a grandi en s’identifiant aux héroïnes Disney, l’artiste est en effet parvenue à une impasse : « Ma peau noire et mon emplacement géographique opéraient une disjonction croissante avec les fantasmes auxquels je croyais. » Par l’autoportrait, elle opère un renversement des mythes salvateur, pour l’enfant qu’elle était autant que ceux à venir, en transformant Blanche-Neige en Noire-Neige. Sa série, « B(l)ack to Fairy Tales » (2011), « est une preuve de la présence du politique dans le personnel – ainsi, les récits personnels résonnent avec des questions politiques et sociales plus larges et le projet rend évidentes ces intersections via une interrogation des récits intimes », explique-t-elle.

 

Avec l’autoportrait, la représentation change de mains, et les normes avec. Le genre légitime et fait exister au grand jour ce qui est resté trop longtemps caché, fantasmé ou méprisé. Finies les projections d’un autre, l’autoportraitiste reprend le contrôle sur son propre corps, avec fierté, courage et un espoir de réparation.

Déjà en 1994, dans sa série « Inhabited by imagings we did not choose », Yasmina Bouziane (*1968, Washington) se mettait en scène dans un studio photo et selon de multiples scénarios. Rejouant les codes qui opéraient dans les studios photographiques des années 1870 à 1960 dans les pays arabes colonisés, où des familles de colons venaient s’y parer de bijoux, dorures et autres vêtements traditionnels, devant des colonnes, tapis artisanaux et palmiers en pot, ou bien acheter des portraits composés de tous ces artifices, Yasmina Bouziane vient indiquer que tout est affaire de composition. Alors, la paire de baskets sous la djellaba, le livre que tient la danseuse du ventre ou le balai que le modèle est en train de passer au fond du studio viennent introduire le doute, et désamorcer l’exotisme. Les codes et les représentations sont des constructions : libre à qui veut s’en saisir d’en construire les siens propres, plus justes et plus vrais.

 

            Autoportrait 3.0

 

      À l’ère où l’intime n’a jamais été aussi public, où les portraits de soi sont faciles à réaliser, reproductibles et partageables à souhait, où les technologies modernes de l’image en permettent un défilement continu et sur tous les supports, les manières dont les artistes se saisissent de l’autoportrait se sont nécessairement réinventées. Loin de s’en émouvoir, ils y voient, semble-t-il une opportunité pour se démocratiser, faisant fi des frontières des disciplines et des genres, passant aisément des réseaux sociaux aux hauts-lieux de l’art contemporain.

Les nouvelles technologies de l’image et la manière dont les artistes autant que les « simples » utilisatrices d’application s’en saisissent tiennent d’une véritable « guérilla » des images. Par l’occupation de l’espace virtuel, c’est l’espace physique tout entier que les corps autrefois laissés en ses marges pourront se réapproprier.

Misant sur la quantité et la rapidité, la multiplication des autoportraits et leur défilement en temps réel sur la toile est bénéfique à plusieurs titres dans cette longue lutte pour la reconnaissance des corps invisibles ou laissés de côté. Elle permet non seulement de compenser l’absence de représentations qui a duré trop longtemps dans l’histoire de l’art mais aussi de dépasser les frontières des pays et des disciplines dans lesquels ceux-ci circulent désormais, afin de constituer de véritables archives de corps et d’images politiques à partir desquels construire, enfin, de nouveaux récits.   

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