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Décembre 2022
 

Le site BASE, publié par Documents d'Artistes Bretagne, réunit des artistes ayant été formés par l'Ecole Européenne Supérieure d'Art de Bretagne et récemment diplômés d'un DNSEP (équivalent Master 2) à la suite de leur cursus de cinq années en école d'art.
Via la création de ce module documentaire, l'EESAB et DD'AB se sont associés pour mettre en lumière les travaux d'anciens étudiants des quatre sites de l'EESAB, qu'ils soient aujourd'hui artistes plasticiens, graphistes ou designers.

Dans le creux de ses mains, au détour d’une promenade, Clara Agnus aime cueillir la terre et les fleurs, le sable et les algues. Dans l’intimité de l’atelier, au contact de l’eau et d’autres fluides cireux ou siliconés, elle aime les associer et les recomposer, fondre leurs matières et leurs couleurs pour créer de nouveaux corps, aussi liquides que les identités venues s’y incarner. Dans ses sculptures et ses collages aux couleurs pastel vibrent des sensations et des incertitudes, de la douceur et de la fragilité, collées, moulées ou façonnées ensemble pour les faire tenir, et les rendre solides.

La peau est une paroi ambiguë, tantôt lisse tantôt rugueuse, qui, dans le même temps, cache et révèle, protège et dévoile, renferme et conserve. Dans son élasticité, ses plis ou ses imperfections, se lisent des signes et des indices sur ce qu’elle recouvre, et que l’artiste – qui est par ailleurs cartomancienne et sorcière – aime interpréter et relier au monde tout entier qu’ils habitent. Des mains et des chaines, motifs récurrents de ses installations, soutiennent et font tenir les uns aux autres des fragments artificiels et disparates. Aucun corps n’est jamais fini. Comme dans la vie, ils restent à construire, reconstruire, et retour. Dans les sillons de ses poches de matière ou dans les fossiles d’agrumes qu’elle s’essaye depuis peu à magnétiser, sur le ventre bombé d’une sculpture sablonneuse, au fur et à mesure des couches de papier calque que la sculptrice toutes dimensions s’amuse à superposer à des dessins à l’aquarelle, des morceaux d’identités se font jour, des sensations se libèrent, des émotions dépassent les frontières des corps et des temps qui les contiennent. Approchez, écoutez, sentez et regardez : il y a des affaires qui ne se transmettent qu’au corps à corps.

Vieillir est un luxe, qui n’est pas donné à tout le monde. Bien vieillir aussi. Avec ses objets, Eva Hardy s’attache à y aider celles et ceux qui arrivent au grand âge, mais aussi les personnes qui n’ont pas attendu d’y parvenir pour être déjà considérées comme « vulnérables ». La designer met à profit ses compétences, son empathie et sa curiosité pour identifier les failles d’un système général d’objets adressé d’abord aux valides, aux jeunes et aux bien portants. Pour développer la motricité, stimuler des sens défaillants, renforcer l’estime de soi et trouver d’autres manières de communiquer avec le monde que celles utilisées par les personnes qui se tiennent tranquillement du côté de la « norme », elle crée des objets inclusifs, manipulables par tous les corps, dans l’espoir qu’ils cessent, d’eux-mêmes, de se croire « empêchés ». L’ambition est aussi pieuse que tentaculaire, qui s’attache à proposer des alternatives physiques autant qu’à déconstruire des imaginaires mentaux. Car si la forme de certains objets stigmatise – toutes les mains ne peuvent pas saisir les anses de certaines tasses –, leurs matériaux eux-mêmes sont parfois moteurs de discrimination. Comment ne pas se sentir infantilisé·e lorsque l’on donne aux pensionnaires d’EHPAD les mêmes objets qu’à ceux des crèches ? Alors, au simple plastique des objets que l’on offre à qui est soupçonné de pouvoir les casser facilement, Eva Hardy oppose le verre borosilicate, tout aussi solide mais ô combien plus noble ; aux paravents d’aggloméré venus cacher qui fait sa toilette, des tentures rouges dignes du plus chic des théâtres. Avec ses objets et au sein du Studio Stimuli qu’elle a cofondé, Eva Hardy s’attache à construire une réparation des sens qui en est aussi une des esprits.

Tyfenn Le Luc crée des objets pour être ensemble. Avec ses mains et celles de qui veut bien se prêter au jeu, elle façonne, récupère, réemploie et s’amuse à imaginer de nouveaux usages pour rassembler les groupes et les générations. Dans la joie et la couleur, elle édifie des ponts et des passerelles qui prennent la forme d’objets à customiser ou partager, à faire sien et notre, pour que les âges se relient et que les communautés se renforcent. Les liens qu’elle construit s’incarnent dans des jeux et des tabourets-coffres-forts, des coupes à boire et des casse-têtes à palper, des pions à faire avancer sur tous les terrains et des memory sonores à écouter. Sur eux viennent s’imprimer des traces de doigts largement sollicitées, des dessins d’enfants ou des empreintes de personnes âgées.

Aussi bricoleuse que joueuse, la designer stimule les sens et exauce les souhaits les plus fantasques : dessinez-lui un mouton ou une framboise, elle en fera peut-être une peluche ou un puzzle. Prenez ses petits chevaux de bois, elle vous aidera à les apprivoiser avant de les faire avancer sur le plateau de votre choix. À la production en série et impersonnelle, elle préfère le cas par cas et le singulier, le vivant et le personnalisé. À la froideur scintillante du flambant-neuf, le caractère des matériaux qui ont déjà vécu ou qu’on s’apprêtait à jeter. Des chutes et des rebuts, renaissent alors des objets sensibles et inspirés, animés et vivants, d’un sur-mesure qui conviendra d’autant plus à leurs futurs heureux propriétaires qu’ils auront souvent participé à leur processus de création. Les objouets de Tyfenn Le Luc ont une règle fondamentale : prendre du plaisir à se manipuler.

Les plantes nous ont précédé·es ; elles nous succèderont. Il paraît que la nature se remettra toujours, de tous les bouleversements et de toutes les manipulations que pourront lui appliquer les humains. Résiliente comme pas une, capable de toutes les réinventions, c’est peut-être ce qui explique le caractère inépuisable de la fascination qu’elle exerce sur beaucoup d’esprits, celui d’Alice Quentel compris. Dans le régime d’images pourtant plus que saturé qui nous entoure, les branches, feuilles, fleurs et brindilles de toutes espèces ont fait pousser des racines solides, qui continuent de fleurir dans les carnets, livres d’images, photographies dédiées et autres supports de tous bords et de toutes les disciplines.

La dessinatrice cultive pour elles une admiration vivace. Elle en cueille des morceaux à chaque promenade, en récolte des boutures dans de vieux livres de botanique trouvés par hasard, en fait des herbiers protéiformes et des dessins haptiques et crépusculaires. À l’aérographe ou par transfert, elle s’attache à donner corps, plus encore qu’aux images, aux émotions impalpables et mystérieuses qu’elles continuent d’inspirer, époque après époque, sans jamais faner. D’un souffle, avec tout son corps – c’est un engagement intime et total que demande la technique qu’elle a choisie – elle fait apparaitre des empreintes et des spectres, des images latentes et fantômes, qui reflètent la persistance du motif derrière nos rétines et le pouvoir général des images à hanter quiconque pose les yeux dessus. Les plantes sont pareilles à l’anecdote ; elles sont des événements dans le paysage global, des fragments et des détails sur lesquels l’œil peut ou non choisir de s’arrêter, toujours essentiels pour former le tout. En s’appliquant, avec toute la patience et la minutie qu’exige son médium, à décalquer leurs corps fragiles et à les faire rayonner dans la nuit – contexte d’indécision des formes, des corps et des esprits, qu’elle se plaît depuis peu à expérimenter –, Alice Quentel s’évertue par-dessus tout à faire pousser toujours plus haut la poésie dans nos quotidiens.

Léonard Rachex joue à cache-cache pour débusquer l’absurde, démêler le vrai du faux et trouver le plaisir dans la contrainte. Dans les coins et les recoins des espaces d’exposition et des librairies, des artist-run spaces et autres lieux aussi insolites qu’une boulangerie, l’artiste facétieux cherche et trouve. Quoi ? Qui ? Comment ? Les ressorts d’un monde de l’art plein de paradoxes, les masques et les faux-semblants, les adjuvants et les complices, les codes et les poncifs. À grand renfort de pastiches, de calembours et de blagues parfois potaches, il les dévoile en rigolant, dans un style pour le moins pince sans rire. Mais attention à ne pas trop s’y laisser prendre ; le jeu auquel il se prête est sérieux. Les règles qu’il se donne sont comme celles du marché et frisent l’équilibrisme pour éviter la crise.

Entre la caricature et la conservation, le marketing et la politique, le dessin de presse et le conseil d’orientation, l’artiste-éditeur-humoriste-homme-sandwich-à-ses-heures-perdues puise dans le rire et, plus encore, dans l’étonnement la matière de son art. Performances et déguisements, dessins et slogans, peintures et fanzines : rien n’arrête ses traits d’esprits. Avec eux et les comparses dont il aime souvent s’entourer pour mener à bien ses stratagèmes, il parcourt des mondes dont les rouages ne sont pas si solides qu’ils en ont l’air. Quand il baby-sitte une peinture laissée par une amie (Babypainting), quand il anime un bureau des problèmes pour artistes (M.Y.L.E.), quand il sert son Jambon-beurre, quand il fait la pub d’Adrian Cadet en plein vernissage d’autrui – un avatar qu’il s’est créé et qui a déjà plus exposé que lui –, ce sont des habitus qu’il vient titiller et le monde de l’art tout entier qu’il expose. Pour être à l’aise lors d’un discours, il paraît qu’il faut imaginer son auditoire sans vêtements. C’est une astuce vieille comme le monde, dont peu disent qu’elle fonctionne réellement. Léonard Rachex, expert en coaching artistique, aide à mettre le monde à nu, pour de vrai. Ses solutions sont 100% naturelles et à effet garanti !

Il y a des mystères que l’on ne s’explique pas, qui peuplent nos quotidiens autant que nos imaginaires, qui nous hantent sans raison apparente : des petits animaux dans une mer de nuages, les manières de Giotto ou de David Lynch, l’apparence du One Piece ou le kitsch d’un clip de P. Diddy au début des années 2000… Partout face à eux : la même fascination, ou presque. Fruits de concours de circonstances, de découvertes aléatoires ou de coups de génies, ces mystères de tous les temps habitent l’esprit et les toiles de Thomas Vivion.

Certains, il est vrai, pourraient aisément être détricotés. Il arrive que des pistes et des indices soient laissés, volontairement ou non, par leurs auteurs. L’histoire de la peinture veut que l’on y reconnaisse des figures à leurs attributs, des morceaux d’histoire à leurs événements, habilement signifiés par un décor, des personnages ou des actions qu’incarnent ce qui n’est au fond qu’un « amas de touches en un certain ordre assemblées », dirait Maurice Denis. Mais ce n’est justement pas tant sur leur fond que sur leur forme que s’arrêtent l’œil et l’esprit de notre peintre. L’artiste en quête d’émerveillement s’est entiché, plus encore que des énigmes, des langages dans lesquels celles-ci s’expriment. Devant les touches, les aplats de matière et les symboles choisis par ceux qui l’ont précédé ; devant les compositions, les sets et les agencements de signes, ses yeux se perdent et ses mains frétillent. Elles tremblent de s’emparer des pinceaux à leur tour pour mieux saisir la vivacité d’une couleur ou la profondeur d’une matière, la subtilité d’un contraste ou la franchise d’une lumière.

Thomas Vivion pense ses tableaux comme un amas de nuages fluos, dans lequel il navigue, à la manière d’un peintre-pilote pris dans un tourbillon de paréidolies. Joyeusement nous y guident des figures aux sourires cyniques, pilotes, sorcières ou magiciens, des monstres ailés aux pattes fourchues, pour révéler peut-être quelque chose mais quoi ? Derrière les rideaux – motif récurrent – s’esquisse la solution de l’énigme : celle de la peinture et de son pouvoir d’illusion ultime. Il y a des mystères que l’on ne s’explique pas, et qu’il vaut peut-être mieux apprécier ainsi.

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