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Christine Safa,
Se souvenir de la couleur

Jeunes Critiques d'Art,
Avril 2019
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Pour la peinture pure, l'amour de la couleur, de sa matérialité et de ses contrastes, des reflets de la lumière sur les reliefs d'un visage ou d'un paysage, pour le contraste intense du bleu et de l'orange, du vert et du jaune, pour les nombreuses nuances de brun d'une chevelure ondulée criblée par les rayons de soleil, pour ce soleil qu'on apprécie mieux les yeux fermés et dont la chaleur réconfortante dépasse les bords de la toile jusqu'à venir irradier le spectateur de l'autoportrait de Christine Safa... Il y a mille raisons d'aimer la peinture de cette jeune artiste tout juste diplômée des Beaux-Arts de Paris.

Mille raisons de se laisser emporter par ses touches, mates et épaisses, qui viennent recomposer sur la toile ce qu'elle a vu et aimé, y transfigurer une nature dont la tranquillité l'a captivée, ensorcelée, comme par magie à coups de juxtapositions de formes et de couleurs surnaturelles, qu'elle n'osait même pas imaginer sur sa palette. Christine Safa, « la femme qui marchait dans la couleur ». J'emprunte le titre à Georges Didi-Huberman, qui décrit la longue traversée de Moïse dans la couleur jaune du désert, puis celle, mentale, de James Turell dans l'orange rocheux du painted desert californien que l'artiste a élu comme refuge il y a quelques années. Les parcours décrits par Georges Didi-Huberman retracent le dépouillement nécessaire à qui veut voir et apprécier la couleur pure, les obstacles à surmonter pour y arriver. Celui de Christine y répond comme en écho, c'est lui que j'aimerais vous raconter ici.

Car se lancer dans la défense de la peinture pure aujourd’hui n'est pas une mince affaire. Et, c'est assez surprenant, encore plus quand on a la chance d'avoir une double nationalité, lui soufflent ses premiers professeurs. Christine est Française et Libanaise. Ses parents ont grandi à Beyrouth, ville dans laquelle elle a passé chacun de ses étés depuis toute petite.

« Mais tu es Libanaise ? Peins la guerre ! Les explosions, les bombes et les avions... Tu connais Beyrouth, non ? »

Les mauvais conseils d'un très bon professeur ont lancé Christine dans une quête d'identité et de légitimité. L'apprentie artiste a cherché par son art à s'approprier une histoire qui lui a été transmise par ses parents, oralement, avec passion. Elle a complété par la recherche assidue et la lecture d’ouvrages de géopolitique les récits, partiels et partiaux, qu'elle a recueillis, volontairement ou non, dans l'espoir d'avoir une vision plus globale de ce pays, le Liban, qu'elle aime et veut connaître. Au début, elle a voulu partager une histoire. Sur des journaux qu’elle a retrouvés dans la maison de ses grand-parents, collectés par son grand-père depuis 2006, elle a peint des bombes et des avions, de la fumée, de la guerre… Elle a tenté de faire sienne une histoire qui lui collait à la peau, une identité dont elle n’arrivait pas à saisir vraiment tous les contours. On l’a voulu porte-parole d’une cause, d’un ailleurs apparemment toujours sous les bombes, inlassablement en guerre…

« Peins donc des bombes ! lui dit-on, il faut raconter ton histoire ! »

Partager des souvenirs, des chagrins et des peines, les raconter, les expliquer, les exorciser, une mission pour la peinture ? Oui, sans aucun doute ! Mais quelle est vraiment l’histoire de Christine ? Et comment faire sien ce qui a été transmis en héritage, qu'il reste encore à s’approprier ? Comment parler d'un conflit qu’on n'a finalement pas vécu ? Et est-ce bien vrai de dire qu'elle ne l'a pas vécu ?

Au Jeu de Paume elle découvre une discussion entre Etel Adnan et Joana Hadjithomas. Les deux artistes, libanaises elles aussi, parlent de Smyrne, une ville dont la mère d’Etel Adnan lui a narré la beauté et raconté les similitudes avec les paysages libanais. Les deux artistes révèlent à Christine qu'il est possible de porter un chagrin au deuxième degré. Dans son carnet, elle retranscrit un morceau de l’échange :

« Joana : J’ai absorbé le chagrin de mes parents

Je l’ai absorbé et constitué

Etel : Tu as absorbé la nostalgie de tes parents possédée par la perte

Un paradis perdu

Un paradis n’est plus un endroit

Joana : Je me suis demandée pourquoi moi j’y suis attachée, pourquoi je suis autant préoccupée. »

Enfin Christine trouve le moyen de faire sienne son histoire mais, surtout, de lâcher prise. Être Libanaise n’implique pas nécessairement de parler de la guerre. Christine parlera du Liban qu’elle connaît et qu’elle aime.

« Attention à ce que votre discours ne devienne pas plus fort que vos peintures ! »

Le très bon conseil d'un autre très bon professeur, solennellement prononcé lors de sa deuxième année aux Beaux-Arts, ouvre une voie et la délivre. Elle a absorbé le chagrin de ses parents, et trouvé l’équilibre entre les deux forces qui la tiraillaient : l’appel d’un Liban fantasmé - par elle autant que par les autres - et celui de la peinture. La peinture pure, voilà la quête qu'elle veut tout entière se donner ! Poésie et magie. Se souvenir du Liban, des étés à Beyrouth, des lumières si différentes, surnaturelles mais bel et bien réelles, des contrastes de la terre, du ciel, ici et là à peine distincts par une ligne d'horizon. Celle-ci est fluctuante, partout visible dans la ville de Beyrouth, cette ligne si fertile qui fait naître le ciel de la mer, la mer du ciel.

 

Peu à peu, Christine a délaissé ses livres de géopolitique pour les carnets de Bonnard, Gauguin et Matisse. Les avions et les bombes pour les paysages et les visages. Christine connaît Beyrouth, oui. Le bleu cobalt de son ciel de juillet et l'ocre brûlé de sa plage à 14·h ; le jaune ardent, si réconfortant, de son soleil de 16 h ; la chaleur de ses rayons surnaturels, qui de dorés deviennent - c'est étonnant - violets quand, à 18 h, ils viennent transpercer de lumière les branches vert-orangé des cyprès. Dans son carnet, Christine note les heures auxquelles la nature compose pour elle les toiles qui la fascinent, qu’elle veut partager. Elle y décrit minutieusement les impacts de lumière et les coups de couleurs qu’elle observe. Avec sa peinture minérale et sableuse, elle immortalise sur la toile les instants d’éternité d’images fugaces et éphémères, et fait durer le plaisir de leur dégustation.

Les cyprès sont mangés par la lumière crépusculaire, dévorés par le soleil, digérés par Christine. Son appétit de peintre est insatiable. Elle mange les couleurs, fait sa cuisine avec les pigments, qu’elle mélange elle-même et concocte avec tendresse. Ses couleurs sont solides, ses toiles pleines de matière. Ainsi elle leur crée un corps, physique, qu’elle peut embrasser, et dans lequel elle se fond, entièrement. Se souvenir de la couleur et faire corps avec elle.

Visuel : Christine Safa, La mort heureuse, 2018, huile sur toile, 195x130cm. Courtesy de l’artiste

> www.christine-safa.com

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