« Tschabalala Self.
Make room »
Le Consortium, Dijon
1.07.2022 – 22.01.2023
Tranquillement assise sur un petit tabouret, une femme scrute l’horizon en attendant de voir qui arrive. Elle vient peut-être de s’asseoir ou alors s’apprête à se lever. Elle nous invite à rentrer, mais pourrait tout aussi bien nous chasser. C’est tout de même chez elle que l’on entre, alors tâchons de bien nous tenir. Le parcours commence avec cette étrange gardienne du temple de l’intime qu’a installé Tschabalala Self au Consortium de Dijon, pour sa première exposition personnelle en Europe. De sa tête contorsionnée, elle nous toise, et nous invite à franchir le seuil d’un autre monde, étrangement domestique et intime. Les corps qui l’habitent sont anonymes et colorés, monstrueux et difformes, fantastiques et fragmentés, d’une étrangeté pourtant toute chaleureuse. À la fois peints et cousus, leurs morceaux tiennent ensemble sur de hautes toiles aux couleurs pétantes, tantôt unis tantôt carrelés, dans une joyeuse harmonie de tonalités. Personnages fantasques, arlequins, clowns, danseurs et autres simili ogres farandolent de toile en dessin et même en pièce de théâtre et marionnettes géantes, disséminés d’un bout à l’autre des espaces d’exposition. Dans ce carnaval d’êtres bizarres, de formes et de motifs doux et bigarrés, l’ordre du monde usuel est inversé et les choses tournent à l’instinct. Ici et là, deux corps s’accouplent ou s’attendent en se faisant face, certains solitaires se tortillent en de souples acrobaties, d’autres étaient si tranquillement attablés qu’ils se sont fondus au mobilier domestique, qui déborde d’ailleurs les cadres pour se matérialiser au milieu de l’espace en tables, chaises, méridiennes et autres éléments d’accueil sur lesquels qui l’ose peut s’installer. Dans une pure logique de la sensation sans aucun doute tirée de Francis Bacon, Self a recomposé des figures monstrueusement agréables, justement tenues tranquilles parce qu’elles sont ici chez elles. Le monde artificiel et fermé qu’elle leur a donné est leur foyer, dans lequel ce qu’elles tiendraient à l’extérieur caché peut librement s’exhiber.
Tout héritière qu’elle est des gestes de l’abstraction moderne, Self repousse les limites des chapitres initiés par les cubistes, les lyriques et autres avant-gardes convaincues de l’autonomie des formes artistiques. Il n’échappera à personne que ses figures sont noires, que leurs cheveux sont bouclés à crépus, que les tissus qui composent leurs corps-patchworks empruntent leurs motifs à des régions éloignées au sein du monde global qui les a fait circuler. Les morceaux de dentelle française sont suturés aux tissus wax devenus africains, des bouts de jute teints par les soins de l’artiste américaine sont collés à du satin trouvé en friperie ou à du tartan donné par une amie. Par ses points de couture et ses touches de peinture, Self tisse ensemble des héritages ambigus et multiples, parfois contradictoires, et brode une postérité nouvelle à la peinture qu’elle a longtemps admirée. Tentative d’amendement ou de prolongation de l’histoire de l’art moderne, c’est selon. Les stratégies et les artifices autrefois utilisés pour créer un monde de l’art autotélique – qui trouverait sa propre fin dans l’espace du tableau – se voient ici insuffler des questionnements éminemment contemporains. Les postures d’équilibristes de certains corps acrobates, les ombres qui les dédoublent ou les espaces picturaux qui les enferment reflètent désormais les injonctions sociales données à certains corps – en particulier noirs, féminins ou pire encore : les deux ! – de se cacher, dans l’espace public ou dans celui de l’art. Il y a des choses qui ne se révèlent que dans l’intimité, des corps qui ne se laissent aller que lorsque les yeux se tournent ailleurs, des vulves qu’il faut tenir cachées, des derrières qu’il ne faut pas toucher. Dans le monde à l’envers que l’artiste a installé, le domestique rendu public est la stratégie qu’elle a trouvée pour faire de la place aux corps empêchés, morcelés mais solides, et leur rendre toute leur dignité.