top of page

Thomas Gasquet

AYNM-REI-VII-ThomasGasquet2021.jpg

Il y a un monde entre La chasse aux lions de Delacroix et l’anime Evangelion de Hideaki Anno, un monde aussi entre la toile de chanvre filandreuse tendue sur châssis et la pellicule de plastique contrecollée sur l’aggloméré des tableaux Velleda, un monde encore entre le jeu de rôles Donjons et Dragons et le non-finito des peintres de la Renaissance.

Ce sont pourtant avec tous ces mondes que Thomas Gasquet compose, les convoquant par bribes et échos lointains sur les tableaux qu’il enduit, efface puis retouche à l’envi. Sur ses tableaux Velleda, au feutre, à l’huile, l’aquarelle ou l’acrylique, au pinceau, à l’éponge et au chiffon, le peintre récemment diplômé de l’école des Beaux-Arts de Nîmes convoque des formes, des lignes et des points. Il recouvre ses surfaces planes et d’un blanc immaculé « de couleurs en un certain ordre assemblées », renouant ainsi, sur Velleda, avec la définition la plus pure de la peinture, telle que l’énonçait Maurice Denis au début du siècle passé.

Sur les surfaces de plastique, des formes interagissent les unes avec les autres. Des nuées et des piles de traits, griffonnées et répétées méthodiquement, ici horizontalement, là verticales. Ailleurs, un nuage est peut-être plutôt une explosion. Un souffle invisible fait se répliquer des tourbillons. Les lignes vibrent, frénétiques, créent des espaces autonomes et autotéliques : qui trouvent en eux leur propre fin. Sur une surface d’abord puis de l’une à l’autre – car les tableaux ne sont jamais présentés seuls, le regard circule. Il reconnaît là une fenêtre pop-up d’ordinaire intempestive, ici la légende d’une carte qui fait seulement semblant de venir éclairer la compréhension du lieu que l’artiste nous fait pénétrer. Thomas Gasquet connaît son histoire de la peinture, de la Renaissance à l’abstraction. Il joue ici avec ses codes, ses noms et ses répliques jusqu’à nos jours. Il tente de composer avec et même, malgré elle.

Le blanc immaculé du Velleda est un espace de liberté inespéré pour le peintre à l’orée d’une discipline dont quantité de chantres crient, à intervalles historiques plus ou moins réguliers, l’épuisement. Les noms se succèdent et font ici et là ployer certains des derniers arrivés sous le poids de leur empreinte dans l’Histoire. Quelle place reste-t-il dans une discipline vieille de millénaires ? Le médium n’a-t-il pas déjà été retourné dans tous les sens ? Exploré jusqu’à la moelle ?

Tout (re)commence par une couche de préparation : une pellicule de peinture à l’huile légèrement teintée et aussitôt effacée. Elle souille le blanc immaculé et signifie la trace d’un premier passage lourd de sens. Thomas Gasquet l’appelle « fantôme », première vie à partir de laquelle composer la suite. Le blanc clinique empêcherait les choses que le peintre jette ensuite dessus d’interagir les unes avec les autres. La souillure brouille, altère la surface industrielle, et la fait déjà venir dans un autre champ. Non plus tableau sur lequel on inscrit quelle formule il faudra résoudre ou quel rôle il faudra incarner pour cette partie ; le Velleda s’est vu tirer au-delà du seuil qui le cantonnait à sa dimension utilitaire. En un coup de chiffon, le tableau devient toile à partir de laquelle composer un nouveau monde.

Le fantôme du fond vaporeux est une allégorie de l’histoire de la peinture ; son effacement un geste d’affirmation de la part de Thomas Gasquet, style avant-garde. Et puis, le premier jet, suivi de projections, de projectiles, d’images mentales soudainement incarnées. Des nuages de formes composites puisées aussi bien dans l’animation japonaise que sur les murs des musées, que l’artiste a tôt fait d’effacer de nouveau, ne conservant que les débris et les vibrations, les gribouillages et les points qui les composent. Le gribouillage est un « échangeur », dit le peintre : une croisée des chemins riches de possibles, où se jouent déjà toutes les tensions contenues et à venir entre des formes et des textures, la peinture à l’huile et le dessin. Le peintre jette les composantes de manière compulsive sur son tableau. Puis il attend, il observe ; minutieusement, il digère les formes en train de s’imbiber. Jusqu’à ce que l’événement arrive, enfin, et malgré lui.

Peut-être est-ce un morceau de paysage, une montagne ou un nuage, le souvenir d’un visage ou d’un corps. Ici et là, des choses se dessinent au fur et à mesure que les traits s’empilent. Ces formes pseudo-reconnaissables servent d’ancrage. Elles sont un point de capiton, au sens décrit par Lacan, c’est-à-dire un point d’attache, le plus petit morceau de matière reconnaissable qui permet de ne pas perdre pied au milieu de toute cette abstraction en tension. Hors du monde usuel, ce qui se passe sur la pellicule échappe même au peintre.

Car les constructions de Thomas Gasquet sont toujours en prise avec leur propre dissolution. Jamais à l’abri d’un coup de chiffon si elle s’amusait à devenir trop évidente, la ligne qu’il trace est là pour brouiller les pistes, appliquée sur une surface précisément faite pour l’effacement. C’est là la manière dont notre peintre conçoit son art. Une pratique du brouillage et de l’effacement, où ne serait plus en jeu que la peinture seule. « Essence et existence, imaginaire et réel, visible et invisible, la peinture brouille toutes nos catégories en déployant son univers onirique d'essences charnelles, de ressemblances efficaces et de significations muettes », écrit Merleau-Ponty dans L’œil et l’esprit (1960).

 

Plus qu’une exaltation de la matière, ou qu’un message à faire passer, Thomas Gasquet défend les capacités de la peinture à fonctionner par elle-même. Authentiquement habité par son médium, admiratif de son histoire et de ses capacités à se renouveler jusqu’à aujourd’hui, le peintre explore ses retranchements et ses zones de confort. Il l’en extirpe – lui ôtant son support traditionnel et la confrontant aux clics, aux symboles ailleurs uniquement visibles sur des écrans – et la pousse à bout. Ceci autant, semble-t-il, pour en montrer les capacités de renouvellement perpétuel que comme défi lancé à lui-même, en tant que peintre.

bottom of page