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Les histoires extraordinaires de Rayane Mcirdi

Texte de diplôme de DNSAP des Beaux-Arts de Paris, juin 2019

Dans le panthéon de Rayane Mcirdi, il y a une trinité d’hommes, tous conteurs exceptionnels, composée d’Alain – rencontré au Ministère de la Culture, de Rabah – grand-père paternel, et de Samir – son cousin. Tous les jours, à 14h, pour ses collègues, Alain raconte des histoires de fantômes par lesquelles il parvient – chose miraculeuse – à obtenir le silence, et à tenir en haleine toute la tablée. Rabah, premier immigré algérien devenu champion de judo en France, raconte ses aventures à ses petits-enfants depuis qu’ils sont tous petits. Il y a de ces personnes comme Samir, enfin, dont la vie semble être un film incessant, jamais en reste d’une nouvelle péripétie tragi-comique.

Elles sont drôles ou tragiques, difficiles à croire parfois, amplifiées souvent, peut-être montées de toutes pièces, qui sait ? Toutes ces histoires contées à Rayane Mcirdi ont exercé sur lui un pouvoir de fascination absolu. Il a reçu d’elles le goût de l’aventure et la curiosité qu’il aime aujourd’hui à exercer pour et dans ses films. Il a projeté en elles mille et une mythologies personnelles, se reconnaissant parfois dans certains éléments, y compatissant ou érigeant en modèles ceux qui se faisaient héros d’un jour de tant d’aventures semi-fantastiques.

Le conte, comme le texte dont parle Umberto Eco (Lector in Fabula) est un « tissu d’espaces blancs, d’interstices à remplir ». Incarné par la plus-value de sens que lui insuffle son narrateur, il compte sur la complicité et l’activité de son destinataire pour être reçu, et actualisé. Quand il est ouvert, et que son interprétation n’est pas complètement verrouillée par la personne qui l’émet, il est le lieu de projections de ses propres fantasmes. Les images qui en émanent résonnent (ou non) avec l’intimité de la personne qui les reçoit, venue à son tour en créer de nouvelles en écho. Pour autant, la coopération émetteur-destinataire qui doit s’établir pour faire exister le récit n’est pas toujours garantie. Et Umberto Eco de souligner la loi à laquelle inéluctablement les récits se heurtent : « la compétence du destinataire n’est pas nécessairement celle de l’émetteur ».

Quand il montre la première vidéo qu’il réalise de son cousin, Rayane Mcirdi ne voulait rien de plus que capturer et retransmettre l’énergie presque délirante d’un supporter de foot devant le match de son équipe préférée. Mais c’est sur la banlieue qu’on lui fait les premiers retours.

Rayane Mcirdi semble avoir ses entrées dans cet univers – presque fantastique – lui aussi objets de mille et un fantasmes. Les images qu’il en tire sont naturelles, typiques, stéréotypées. Elles fascinent car elles font écho à l’attraction qu’exercent ces espaces périphériques, en marge, à moitié vus à la télévision, à moitié invisibles car en réalité peu visités par l’extérieur. Elles posent la question de ce qui est en jeu lorsque l’on regarde une image, lorsque l’on écoute des histoires, dont on imagine – et croit déjà connaître – la fin.

 

Anodines parfois, apparemment sans conséquences, ces réactions peuvent prendre une ampleur démesurée quand elles scindent en plusieurs camps le groupe des destinataires. Les interprétations manichéennes auxquelles ont donné lieu les images de l’interpellation-viol de Théo Luhaka sont l’incarnation du clivage contenu en puissance dans les images. Le conte sur le toit que Rayane en a tiré est une aventure inscrite à la fois dans et hors de la polémique. Espace temporel et physique hors du monde, sur lequel on s’échappe mais depuis lequel, aussi, on lutte, le toit est le cadre hétérotopique dans lequel se déroule la vraie vie et s’image celle rêvée.

Les histoires recueillies par Rayane Mcirdi sont parfois difficiles à saisir. Leur rythme ou leur jargon en empêchent une réception tout à fait linéaire. Elles dérangent, vulgaires sans le vouloir. L’artiste a fait siennes ces voix qu’il retransmet dans leur intégrité, qu’il se promet de ne pas pervertir, et qu’il aimerait élever au rang de poésie. Rayane Mcirdi n’est pas un porte-parole mais un conteur au deuxième degré, qui entend, par l’humour, la curiosité et la force du langage, parvenir à conjuguer les réalités qu’il vit et qu’il rêve.

 

« C'est la poésie qui nous protège contre l'automatisation, contre la rouille qui menace notre formule de l'amour et de la haine, de la révolte et de la réconciliation, de la foi et de la négation » écrivait Roman Jakobson (Huit questions de poétique).

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