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Décembre 2021
 

Le site BASE, publié par Documents d'Artistes Bretagne, réunit des artistes ayant été formés par l'Ecole Européenne Supérieure d'Art de Bretagne et récemment diplômés d'un DNSEP (équivalent Master 2) à la suite de leur cursus de cinq années en école d'art.
Via la création de ce module documentaire, l'EESAB et DD'AB se sont associés pour mettre en lumière les travaux d'anciens étudiants des quatre sites de l'EESAB, qu'ils soient aujourd'hui artistes plasticiens, graphistes ou designers.

Et si le travail produisait plus que ce pourquoi il avait été commandé ? Et si, embauché pour couper du bois, le bucheron en venait à créer, à partir de son labeur, de quoi nourrir un brasero et une chorégraphie en même temps ? Eh hoooo ! Eh oh ! On rentre du boulot… On connaît déjà la chanson. Et si les reliquats de lettres de motivation et de dossiers de candidature pouvaient tout aussi bien servir de paroles à une soirée karaoké d’afterwork endiablé ? Peut-être la tâche serait-elle alors perçue comme moins pénible ? Peut-être la productivité serait-elle améliorée ? Peut-être, au contraire, tout le monde arrêterait-il de travailler ?

Artiste, performeuse, sculptrice, gérante d’atelier, véritable touche-à-tout, Julia Berrubé met autant de cœur à remplir ses fiches de poste qu’à trouver des stratégies d’évitement du travail. Son hyper-productivité sert des intérêts capitaux : mettre en jeu les gestes par lesquels se tisse l’ouvrage et le défaire aussitôt, en montrant la polysémie des actions et mécaniques du travail, et tout ce à quoi ils pourraient autant être utile.

Alors, dans ses performances et les petits objets-traits-d’esprit qu’elle compose, elle met en scène des formes et des mouvements auxquels elle invente une utilité nouvelle. Ici, trois hommes s’échangent des pneus dans une danse méthodique venue rejouer une transhumance en bleu de travail ; là, une raclette s’enrichit d’un écran sur lequel défile une vidéo où le même objet est mis en scène : la mise en abime propose un tuto en temps réel pour apprendre à nettoyer le sol en pratiquant.

Enthousiaste et motivée, Julia Berrubé met sa pratique au service de la ruse, et d’une dés-aliénation progressive du travail. Les décalages absurdes, cocasses, qu’elle introduit dans une mécanique du geste et une chaîne de production bien huilées visent à l’enrayer joyeusement. Faire rimer art et travail pour mieux vivre l’un et l’autre.

« An- », préfixe privatif désignant le manque, la privation ou la suppression. « Âne », animal souffrant mille clichés parmi lesquels la bêtise, le labeur et l’absence de nobles qualités. Il y a chez Maxime Chochon un goût pour l’un et pour l’autre, pour l’anecdote et pour l’animal, pour l’anachorète et l’analogie, pour ce qui se montre et ce qui se cache derrière les apparences et les proverbes.

L’artiste aime les traits d’esprit et le trait-outil de Photoshop. Avec le dernier, il compose les premiers, s’évertuant à dessiner numériquement d’amusants calembours ou de minutieuses recompositions d’œuvres qui l’ont précédé dans l’histoire. Comme si cela ne suffisait pas, chez Maxime Chochon, le jeu de mots s’apprécie en série, et se déploie sous maints formats. Une bouteille de javel qui sourit, des « bonbons tendres » à côté d’un sourire édenté, des photos ratées où le flash intempestif est devenu le sujet principal, les collages s’égrènent à toute allure. Au fur et à mesure qu’il promène son miroir le long du chemin du monde, l’artiste semble avant tout chercher à y dénicher les surprises.

« Surprise », capacité de s’étonner et de créer de la disruption dans la continuité du monde, nous dit Bergson. Les œuvres de Maxime Chochon, sous quelque format qu’elles se déploient, servent précisément cet enjeu. Il y a dans le lien que l’artiste tisse entre ses expressions désuètes et ses images vernaculaires, ses objets du quotidien et l’histoire de l’art, une surprise perpétuelle venue réconcilier la passivité devant le flux du monde et l’activité de la pensée.

Son apparente légèreté est un subterfuge, qui ne dit rien des dizaines d’heures passées derrière son écran à rendre œil pour œil, trait pour trait, un frontispice d’après Walter Crane ou un Chemin des âmes devenu celui des ânes. Si l’âne aime à arpenter les chemins de montagne, Maxime Chochon aime autant ceux de traverse, qui permettent d’aller sans relâche du voir au faire, dans une ascension vers l’absurde toute carnavalesque, dans sa faculté à inverser temporairement les ordres du discours et du regard usuels.

Mais n’est pas maître de l’absurde qui veut, et peu savent si telle est vraiment la volonté de Maxime Chochon, tant l’artiste s’amuse à dissimuler sa main derrière les intermédiaires. De la souris avec laquelle il compose ses dessins numériques, aux métaphores qu’il file au travers de ses textes, en passant par cette figure asine apparemment inépuisable, fétiche et alter ego, les astuces et les masques sont nombreux, qui permettent à l’artiste d’explorer son propre travail et d’assouvir une ambition bien particulière. Celle de libérer les ânes, non de leur fardeau mais de l’étiquette un peu trop simplette qui leur colle à la peau.

 

Les corps sont absents mais partout convoqués dans les voluptueuses images de Marie Fabre. A leur origine : des promenades ou des souvenirs, dans lesquels le sien – de corps – fut, une fois plus ou moins lointaine, l’acteur. Les paysages urbains et naturels qu’elle met en forme, sur le papier ou le béton, ont tous un jour été traversés par elle. Photographiés, médités, et enfin passés au tamis de son imagination, l’artiste a moulu en eux le grain de ses images mémorielles, devenues le lieu d’histoires à (re)composer. Les fables à imaginer prennent pour cadre des tours de béton ou des paysages vallonnés, pour éléments déclencheurs des oiseaux, avions, fleurs sauvages ou issues de secours, pour personnages des humains invisibles mais sans cesse titillés par les images de l’artiste, et parfois même par les mots – bien qu’elle ne les fasse accompagner certaines de ses séries qu’en secret.

La mémoire est onirique. En elle se confondent les temps du récit, le passé et le futur, le réel et le fantasmé, l’intime et le public, dans des péripéties toujours mouvantes, presque impossibles à fixer. Voilà, semble-t-il, ce que s’amuse à rejouer Marie Fabre dans chacun de ses développements. Dans le noir et blanc de l’argentique ou les nuances et veloutés de bleu du cyanotype, la matière et la texture des souvenirs sont travaillées délicatement, aux sens propre comme figuré.

Dans leurs manques et leurs fantômes volontaires, les photographies deviennent des simulacres d’archives ou de stèles funéraires, venus rejouer le processus de la mémoire et amorcer la révélation de ce qui se jouait secrètement en elle. La lumière a fixé l’empreinte des choses cueillies sur le chemin, l’encre prolongé l’instant révolu, le tout servi à excaver des tréfonds de l’oubli la matière d’histoires à réécrire.

Se promener, au hasard, dans les dédales des villes ou des champs, et traverser les histoires. En récupérer des bribes, réelles ou fantasmées, et les remettre en forme à l’atelier. Les espaces dans lesquels William Jones choisit de déambuler sont des intermédiaires, des lieux de passages et autres trappes vers un imaginaire qu’il aime titiller grâce à eux. Chantiers ou ruines, îlots de réaménagement urbains ou périurbains, l’artiste arpente ces lieux de suspension, où se tiennent ensemble un peu de ce qui a été et de ce qui sera bientôt, laissant, en attendant, libre cours à tous les travaux et scénarios qu’il se plaît à y imaginer.

Dans les morceaux de paysages et les vestiges de constructions abandonnées, il pose son attention, cueille des motifs, des photographies ou des objets, qu’il hybride et fond ensuite dans des dessins composites, des installations protéiformes ou des performances à plusieurs. Sa pratique tient du caprice, dans tous les sens du terme : qui relève d’intuitions et de coups de tête amenés par les pas et les rencontres insolites, et du genre éponyme développé à la Renaissance, où s’inventent sur le papier des architectures fantasmagoriques à partir d’éléments empruntés à un répertoire de formes usuelles.

Les environnements et les carnets de William Jones sont plein d’images de ce qui a cessé d’être utile ou habité, d’accessoires et de fragments, qu’il s’amuse à réincarner et recomposer. L’artiste est un passeur, qui les sauve de l’oubli en les emportant dans le monde de l’imaginaire, où la ruine trouve une seconde vie. Ses installations tiennent de l’archive autant que du décor de théâtre. En elles se réactivent les histoires passées et s’inventent celles à venir, par le texte ou le jeu, mais encore par les trames répétées à l’infini et grâce auxquelles il donne un ancrage solide à ce qui aura bientôt disparu. Se promener pour explorer et rallonger le temps, se l’approprier, et trouver de nouvelles pistes aux récits qu’il fait défiler le long de la route.

Les toiles de Simon Leroux ressemblent à des rébus. Elles n’en sont rien. Le mystérieux agencement de signes visuels ou de pixels appliqués à la peinture à l’huile sur des fonds de couleur éclatants ne cache nulle anecdote, nul conte, nul message secret. Ensemble ils composent pourtant bel et bien une énigme ; c’est toutefois dans les images et non plus dans les mots qu’il faudra en trouver le dénouement.

Tête de caniche ou carte postale, broche de kebab ou cornet de glace, essieu de voiture ou doudou-peluche, les motifs récupérés par l’artiste n’ont a priori rien d’extraordinaire. Non contents d’avoir remporté la palme de l’anodin, ceux-ci abondent pourtant dans les registres usuels – des réseaux sociaux aux publicités – dans lesquels circulent sans s’arrêter les images qui nous entourent. Elles remplissent les banques d’illustrations compilées par Simon Leroux et les œuvres qu’il confectionne à partir de ce répertoire. Sur leur surface, les signes se reproduisent en variations, essayent toutes les combinaisons de formes et de textures que le peintre saura imaginer, jusqu’à perdre tout sens ou profondeur rêvés. L’artiste les juxtapose, pêle-mêle et toujours sur le même plan, dans une démarche qui emprunte autant au pop art qu’au collage, mais aussi à l’univers baroque – peinture et musique comprises.

Par ses tours de pinceau-passe-passe, le plasticien-prestidigitateur s’essaie à la virevolte et à la pirouette, pour faire apparaître l’harmonie dans le chaos. Ses compositions s’en teintent aux sens propre et figuré, qui cherchent à escamoter tout sens traditionnellement exprimé par le langage, par des formes et des volutes virtuoses, des enchevêtrements inscrits dans des rectangles d’or et autres techniques picturales plus ou moins passées. En vérité, la magie non plus n’est pas miraculeuse, qui repose uniquement sur le contrôle – et le détournement – du regard pour faire passer le truc. Du chapeau du magicien ne sortira rien d’autre que ce qu’on voit déjà : des formes et des couleurs, en un certain ordre assemblées pour montrer qu’elles ne sauront jamais s’épuiser.

Des morceaux de tissus noir et de précieux cadres dorés servent de présentoirs à des petits bouts de corps, fragments de visages et squelettes miniatures. Ici une bougie, là des rideaux, partout de petits bouts de mondes et d’objets anonymes. S’approcher et distinguer une mâchoire ou des yeux, se demander si le tout est aussi morbide que ça en a l’air. Il ne semble pas.

Objet composite, capable d’en contenir mille, la boîte est un système paradoxal, qui ôte à l’objet qu’elle contient sa fonction ordinaire mais qui, du même coup, le rend visible à des yeux trop habitués par le quotidien. Il y en a de toutes les formes et pour tous les contenants, en version profane ou sacrée, en format de poche ou de la taille d’une Sainte-Chapelle – construite pour abriter, il y a fort longtemps, les saintes reliques du monde chrétien –, pour cacher ou jeter, sauver ou trier, donner et garder, à qui veut de compléter.

Lucile Marsaux aime les boîtes parce qu’elle aime les objets. Elle entretient avec eux un rapport familier, intime et sensible. C’est donc tout naturellement qu’elle a fait de leur union le cœur de sa pratique. Dans son atelier-bureau-des-cœurs, elle prend soin de ces petites choses autrefois chéries par leur propriétaire, avant la rupture.

Quand une relation s’épuise-t-elle ? A partir de quand un objet cesse-t-il de servir ? Dans ses reliquaires, dioramas et autres installations minutieuses, l’artiste isole les objets pour ne pas répondre à la question. Entre quatre murs miniatures confectionnés par ses soins, elle suspend le temps et la vie de ces petits témoins qu’elle a récupérés en seconde main, qu’on lui a confiés – en avouant qu’on ne voulait pas vraiment les détruire – et en lui racontant leur histoire. L’artiste les installe tels quels, dans ses environnements, ou les recompose en miniature, pour faire durer l’histoire et en créer de nouvelles.

Un peu accumulatrice, un peu designer, un peu conservatrice de son petit musée du quotidien, elle les collectionne et les récupère, pour les sauver de l’oubli et du rebut, remettant leur obsolescence à plus tard, si ce n’est à jamais.

Paul Noblet aime jouer avec le feu. Peintre-forgeron, il a troqué la toile pour la plaque de métal. Sur elle il applique d’abord des couches de peinture à l’huile et au pinceau, accumulant la matière qu’il travaille ensuite avec les flammes et le chalumeau. Le peintre rejoue sur ses tableaux les catastrophes et phénomènes naturels provoqués ici et là dans le monde par la terre ou le soleil. Sur ses surfaces, littéralement, les arbres crament, les terrains glissent, les volcans entrent en éruption, les paysages, décontextualisés et empruntés aux banques d’images fournies par Internet, s’effondrent et se recomposent, façonnant leur nouvelle peau à partir des braises de l’ancienne.

Dans les bulles explosées de matière fondue et les grumeaux de pigments carbonisés se dessinent des mondes apocalyptiques et grouillants, où la destruction est toutefois méthodique et contrôlée, en vérité fertile. Il y a en elle une promesse de renouvellement et un surprenant écho à la peinture et son histoire. Comme de ces plantes qui peuplent les forêts et se multiplient après les incendies, la peinture de Paul Noblet est pyrophyte. Elle vit du feu et explore ses propres ressources grâce à lui.

Les terres lointaines et arides où Paul Noblet trouve la désolation-inspiration sont bien loin de la carte postale ; elles reflètent pourtant les fantasmes de l’artiste dans son atelier. Visions d’ailleurs, d’un monde plus ou moins lointain, où la terre se sera tant rapprochée du soleil que sa palette de couleurs s’en sera réchauffée, elles travaillent la disparition et l’effacement comme potentiel d’apparition. La technique rodée dans les flammes se déploie encore sur du papier japon et au charbon, explorant physiquement la poussière – celle du fusain – et sa capacité à tenir sur le support. Le feu du peintre est délicat et sensible, qui lui fait renouveler l’inépuisable genre du paysage pour y déployer matériellement la résilience de la nature autant que de la peinture.

Au crayon et à la gomme, avec bienveillance et minutie, Charline Rolland recompose les traits chéris des visages et des corps qui l’entourent. Prenant pour modèles des photographies de ses proches et pour cadre le lotissement HLM dans lequel elle et eux ont grandi, l’artiste s’évertue à reconstruire les personnages et les détails qui peuplent un quotidien apparemment banal, bientôt transfiguré par sa mise en portrait.

Joueurs d’échec dans un intérieur tamisé, petite fille au cornet de glace, ou glissant sur un toboggan, sourires et grimaces, maquillage de clown et déguisement Spider-Man dans un univers ailleurs marqué par « Lays », « Heineken » ou « Mickey Mouse ». Les situations choisies sont emblématiques et anodines, issues d’une vie de tous les jours dont on s’amuse à capturer les instants en photo, pour les partager sur les réseaux ou dans un groupe WhatsApp. Une solution plus confidentielle existe pour les proches de l’artiste, qui consiste, à les lui envoyer en privé, sûrs d’y trouver une audience plus attentive.

Avec ses crayons, Charline Rolland entend prolonger le temps. Car si les doigts peuvent scroller, jusqu’à faire passer entre eux des images que les yeux n’ont pas même le temps de digérer, ceux de l’artiste aspirent à les rattraper avant qu’ils ne se perdent dans quelque flux que ce soit. Les pages des carnets qu’elle remplit de manière compulsive se substituent alors aux écrans des smartphones. Elles s’agrandissent ou se détachent, pour faire apparaître IRL les personnages de la série de sa vie. Au fur et à mesure des années, ils reviennent, plus grands ou avec moins de dents, protagonistes d’un show sur papier dont les saisons s’égrènent au fur et à mesure des séries de dessins. Ici Kévin, frère de l’artiste, aura pour mission de déjouer la malédiction de son prénom ; ailleurs les femmes de son entourage seront érigées en héroïnes de l’ordinaire dans les actions insignifiantes mais essentielles qui le font avancer.

Le portrait est un genre complexe. Autrefois exclusivement dédié à qui pouvait s’en offrir la commande auprès d’un artiste, pour exposer aux yeux du monde son lignage ou son rang par des signes encodés et disséminés dans la composition ; il prolifère depuis, dans sa version selfie ou de groupe, plutôt numérique que physique ; à quoi sert alors l’artiste ? Charline Rolland mise sur son regard, et sur son addiction au dessin, pour lutter contre les méandres d’Internet et proposer sa propre représentation. Au fur et à mesure des couches qu’elle travaille comme de la peinture, elle nous arrête et nous suspend. Dessiner, c’est prendre le temps, de regarder et de construire, d’honorer ceux qu’on aime en passant du temps avec leur image mais aussi de les rendre visible quand ils sont ailleurs marginalisés – la faute aux réseaux autant qu’aux politiques. Mais là n’est bientôt même plus la question, qui s’efface derrière la tendresse dont transpirent les traits de Charline Rolland.

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