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D'un instant à l'éternité

Octobre 2017
 
D'un instant à l'éternité, exposition collective
16/09 - 14/11/2017, La Graineterie, Centre d'art de la ville de Houilles
Publié sur Jeunes Critiques d'Art

Elles nous entourent, nous capturent et nous regardent. Elles nous figent en plein mouvement et défilent en continu devant nos yeux. Sur nos écrans, dans nos livres ou dans les rues, en format XXL ou miniature, imprimées, numériques ou purement mentales, les images sont omniprésentes dans notre quotidien.

Il y en a qu’on regarde et devant lesquelles on s’arrête, d’autres qui ont à peine le temps de se refléter sur notre rétine avant d’aussitôt disparaître. Il y en a de belles, d’affreuses, de lisses, de dégoûtantes, de superficielles, de rigoureusement construites, de simplement ratées… Certaines sont destinées au grand public, d’autres à un plus confidentiel. Elles se déclinent de sentimentales et intimes aux images de mode ou publicitaires, en passant par celles documentaires, d’abord informatives, ou celles dont la dimension artistique prévaut. Mais qu’est-ce au fond qu’une image ? Et que nous donne-t-elle réellement à voir ?

À la Graineterie, Centre d’art de la ville de Houilles, l’exposition D’un instant à l’éternité s’arrête sur des images préexistantes, choisies par quatre artistes qui se les approprient et les retravaillent afin d’en créer de nouvelles. À travers la peinture, la sérigraphie, le montage, le collage ou l’installation, Carolina de Chiara, Jochen Gerner, Eva Nielsen et Lenny Rébéré donnent un nouveau souffle aux images qui les ont arrêtés.

D’un espace de liberté

L’exposition, sous le commissariat de Maud Cosson, donne à voir les différentes strates qui les composent. Dans le bel espace de la Graineterie, le visiteur est invité à déambuler d’un univers à un autre. Les œuvres se répondent et se complètent sur les cimaises ou au sol. Le lieu est clair et lumineux, les images respirent et diffusent dans l’espace une dimension d’atemporel où rien ne compte plus sinon elles. Quelques cartels renseignent sur les techniques employées (ou sur ce qui a motivé les artistes), mais l’exposition laisse toute sa liberté au visiteur, invité à se laisser happer par l’image seule, à s’y plonger pleinement. Les œuvres respirent et nous aussi ! Ici, nulle longue introduction, ni abrégé d’histoire de l’art, ni contextualisation, chacun est libre de voir ce qu’il veut, où il veut.

 

La Graineterie est un de ces centres d’art franciliens qui ont du mal à faire concurrence aux institutions parisiennes, et qui pourtant donneraient à beaucoup un bel exemple duquel s’inspirer. Inauguré en septembre 2009, ses 350m2 d’exposition se déploient dans un espace clair et lumineux. Les œuvres sont installées sous une grande verrière ou dans les anciennes écuries, où se trouvent encore les anciens abreuvoirs. Minimal et chaleureux, le lieu sert d’écrin aux pièces qui sont venues le peupler.

Le topos d’une liberté qu’on ne trouverait plus dans quantité de centres d’art parisiens et les expositions figées qu’ils proposent se vérifie encore ici. Celle-ci n’est pas engagée au sens classique du terme, mais permet au visiteur de l’être dans les œuvres. Intimidé, ni par la forme, ni par le fond, celui-ci est invité à considérer les œuvres pour elles-mêmes, dans leur matérialité et leur beauté, donnant aux réceptions possibles une certaine forme d’indépendance, qu’il est pour le moins rare de trouver ailleurs.

 

D’une image aux images

Les quatre artistes présentés dans cette exposition se réunissent dans leur démarche autour d’un travail sur des images préexistantes. Réinvesties par eux, à la fois détruites et réincarnées, elles deviennent autres.

Jochen Gerner détourne des affiches de films ou des vieilles cartes de manuels scolaires. En les manipulant, il en fait disparaître les éléments reconnaissables pour ne plus laisser qu’apparaître des taches de couleurs vives sur le lavis qui en a effacé le premier sens. L’effacement auquel il procède méthodiquement transforme les symboles qui permettaient de comprendre le message illustré en signes dont seule la forme semble a priori compter.

Caroline de Chiara découpe dans un paysage de montagne, trouvé dans un livre, des formes peintes en blanc, à la fois caches et ouvertures, qui changent le panorama en œuvre semi-abstraite venue révéler les formes et les couleurs pour elles-mêmes (La mer de nuages, 2017). Dans Effleurement, l’image reconnaissable se cache derrière les bandes verticales et régulières venues scander la composition et lui conférer une dimension minimale. Mais rien ne se donne à voir directement ; il revient à l’œil de scruter, de deviner, de recomposer, de trouver, retrouver ou découvrir les motifs cachés. La planéité du support révèle une profondeur insoupçonnée. L’œuvre se dévoile, s’ouvre et invite à la révéler.

 

 

Partout, l’accent est mis sur la matérialité de l’image, qu’on ne laisse plus défiler passivement ici, mais qu’on aurait presque envie de toucher. Le trompe-l’œil de la sérigraphie froissée d’Eva Nielsen est en ce sens saisissant (Aphakie I et II, 2017). Les plis qui apparaissent sur chacun des panneaux du diptyque présentant un paysage lointain dérangent l’œil mais aussi la main, qui aimerait pouvoir les lisser afin de mieux distinguer la maison qui apparaît derrière les arbres. La surface est lisse pourtant, étrangement. Si la capacité d’illusion de la peinture n’est plus à démontrer, la sérigraphie d’Eva Nielsen évoque de manière subtile la qualité intrinsèquement fallacieuse de l’image. Celle-ci pourrait à la fois montrer et cacher ce dont elle se présente pourtant d’abord comme le reflet.

La mise en abyme atteint son paroxysme dans les délicates installations de Lenny Rébéré. Sous la verrière se déploie un assemblage grandiose de panneaux de verres encrés, fixés par des câbles métalliques, support apparemment innocent d’une vision étrange.

Derrière la fenêtre qui occupe le centre de la composition, une fête est en train d’avoir lieu. Une figure n’y a pas été conviée, depuis l’extérieur et à travers la vitre, elle tente d’observer ce à quoi elle ne peut participer. Elle-même spectatrice, elle reflète et incarne la position dans laquelle nous nous trouvons nous-mêmes. Les reflets de la vitre représentée se répercutent sur les plaques de verre utilisées par l’artiste. Ceux représentés par l’artiste opacifient l’écran derrière lequel la figure se cache ; ceux qui se réfléchissent sur la vitre nous révèlent non seulement celui devant lequel nous nous trouvons mais également le monde qui continue d’exister autour de lui. En s’approchant, c’est notre visage, une partie de corps ou de vêtement qui se reflètent à leur tour, ajoutant une couche nouvelle à ces images ambiguës, déjà difficiles à saisir pleinement.

Que voyons-nous vraiment quand nous regardons une image ? À l’entrée de la Graineterie, le petit panneau horizontal et sans titre réalisé par le même Lenny Rébéré empêche de trancher ; un visage d’homme apparaît, dédoublé par le miroir devant lequel il semble se tenir. Les deux têtes se tournent vers la gauche, espace vide mais réfléchissant dans lequel un autre reflet apparaît, celui du restaurant chinois qui fait face à la Graineterie…

 

Manipulable, construite, déconstruite puis reconstruite, l’image se donne ici aussi bien pour elle-même que pour montrer la complexité de ses liens avec le réel, dont elle se fait le témoin autant que le perturbateur, dans un aller-retour quasiment infini.

C’est un panorama de ces allers-retours possibles que D’un instant à l’éternité permet d’envisager. Aucune question n’a été (im)posée, aucune réponse ne sera apportée. Le parcours devient déambulation dans l’espace et en esprit pour qui se donne le temps de voir, et simplement de se laisser happer.

C’est une exposition comme j’aimerais en voir plus souvent, aussi belle et stimulante pour les sens que riche de sens multiples. Jamais donnés ni imposés, ceux-ci naissent et se développent au fur et à mesure de la déambulation, se complètent ou s’annulent d’une œuvre à l’autre. Comme d’une discussion passionnée dont on sortirait grandi, et heureux d’avoir pris le temps de s’y livrer ; comme d’une discussion par laquelle les idées fusent et se contredisent mais qui par l’échange, encore, se trouvent revivifiées. Peut-on envisager une exposition sur le modèle d’une discussion ?

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