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Céline Le Guillou,
Vivre d'amour et de terre fraîche

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Il paraît qu’au commencement était la terre. L’incipit est connu. Il a donné suite à bien des récits : nombre d’entre eux sont des histoires d’amour. Il y en a une, en art, qui se raconte depuis l’Antiquité, et s’articule autour de Pygmalion et Galatée. Un antique sculpteur, talentueux et un peu forceur, s’enticha vivement des formes d’une femme qu’il était en train de tailler de ses propres mains. Dans la matière, langoureusement, il cisaillait les courbes et la chair, la pulpe et les sillons, tombant en amour devant la sculpture qu’il élevait. Chagriné de ne pas la voir s’animer pour de vrai, l’amant transi invoqua Aphrodite. La déesse, attendrie, exauça son souhait, et insuffla la chaleur de la vie humaine à la terre désespérément frigide. Ovide raconte la fabuleuse métamorphose dès le Ier siècle de notre ère ; nombre de sculpteur·ice·s jusqu’à aujourd’hui ne s’en sont toujours pas remis·e·s.

Au commencement il y a la terre, et nombre d’histoires d’amour y trouvent leurs racines. Il y en a une, plus récente mais au moins aussi merveilleuse, qu’a articulée Céline Le Guillou entre les murs du CAC Passerelle. Le conte qu’elle y a mis en scène est un remake d’Ovide en même temps qu’une correction. Il met à jour un poncif bientôt éculé, autant qu’il offre un nouveau chapitre à l’histoire, romantique et conflictuelle, qui lie les sculpteur·ice·s de toutes les époques à leur matière première.

 

Dans ses formes de céramique, de terre et de porcelaine, le long de ses structures de bois et de ses toiles de lin, ou bien encore par-dessus les tissus qu’elle a pendus comme des pièges le long du parcours et jusque dans les couleurs giclées sur les murs, Céline Le Guillou dévoile les aventures qu’elle a multipliées dans son atelier, et les vies qu’elle et ses matériaux y ont enfantées.

Ce que la mythologie ovidienne a longtemps laissé penser, l’artiste le contredit avec malice : la terre n’est pas si docile et aucun sculpteur n’est tout-puissant. Dans les entrailles de la matière croissent des formes et des êtres qui ne se contrôlent jamais entièrement. Le dénouement n’est pas tragique pour autant : il n’y a ici que des « forces heureuses » qui accompagnent l’artiste et ses fidèles colombins – ces rouleaux de terre à partir desquels toute sculpture commence – au fur et à mesure de leurs péripéties.

 

Il faut des tripes pour avancer, et ce sont elles que l’aventureuse sculptrice a décidé d’offrir aux yeux du monde, sur des plateaux de bois ou entre deux plaques de cire. Digne héritière de Judith tranchant la tête d’Holopherne, Céline Le Guillou a tranché les petits corps que lui ont donné la terre, le grès ou la porcelaine. Approchez et observez ces intestins onctueux, tantôt lisses et brillants, tantôt mats et granuleux, prêts à dégouliner hors de leur peau fragile, découpés comme du beurre dans leur « pain » de terre. Le nuancier pastel se décline à l’envi mais laisse bientôt place au marronâtre et au rougeâtre, dans une transition habilement ménagée qui empêche les entrailles de se nouer. Tournez autour de cette tranche de corps monstrueux et terreux, prise entre deux membranes vitrifiées, sanguinolente mais tranquille dans sa nouvelle chrysalide. Est-ce une oreille, une crevette, un repas prédigéré ou bien encore le vestige d’un laboratoire d’anatomie ? Quelle mue ce corps prépare-t-il ? Sur la table lumineuse, tout au fond de l’espace : les coulisses et le billard d’opération-dissection. Il y a, là encore, de la chair, de la pulpe et du sillon, mais aussi du liquide, du déchet, du rejet, du cru et du cuit, des dégoulinures et des craquelures, des sécrétions et des vergetures. Des choses que la mythologie ne préfère pas nommer mais qui révèlent ce que Pygmalion n’a pas voulu voir : la terre était déjà vivante avant qu’on ne se mette à la palper. Céline Le Guillou le sait, et ne partage donc pas le chagrin de son prédécesseur.

 

Elle prend la suite de l’histoire comme un jeu, dont elle affiche clairement les règles. Celui-ci n’est plus binaire, et nul n’en sortira vainqueur tout·e seul·e. L’amour est affaire de collaboration et d’équilibre, qu’il a fallu trouver entre tou·te·s les pseudo-adversaires, pour insuffler non plus la vie – finalement déjà là – mais le bonheur – ô combien plus difficile à atteindre. Il y a de la jouissance dans les vallons et les bosses, les courbes et les contre-courbes ménagées par l’artiste. Et si l’amour est un jeu, la sculpture aussi, qui s’incarne ici dans une palette de couleurs douces et pastels, artifice espiègle pour figurer le gore et le monstrueux sans que l’on ne s’en effraie pour autant. À l’horreur, l’artiste préfère l’étonnement, qu’elle suscite avec autant de politesse que de calcul, guidant nos corps et nos regards – car c’est sur eux qu’elle a réellement prise – le long des transmutations auxquelles elle et ses comparses d’atelier minéraux ont abouti.

 

Céline Le Guillou n’a rien à envier à l’antique, question métamorphose. Composant avec les flammes du four à céramique, les liens qu’entretiennent depuis toujours la peinture et la sculpture, mais aussi les codes de monstration de l’installation muséale, l’artiste a multiplié les stratégies pour faire avancer ses pions. Ici et là, elle a placé des poches, des formes biomorphiques et des organes, qui ont évolué et engendré à leur tour leur propre répertoire de gestes, et toute une généalogie de petits corps, au hasard des manipulations magiques. Alchimiste du temps présent, Céline Le Guillou a mélangé les oxydes et la chamotte, les intrants et les émaux ; elle a superposé les couches de pigments et multiplié les cuissons ; elle a joué avec le feu et les éléments, jusqu’à trouver la seule formule qui vaille vraiment la peine d’être révélée : celle pour composer avec des vies qu’on ne pourra jamais vraiment maîtriser.

Et alors ? Que les cœurs évacuent leur peine ; à quoi bon vouloir tout dominer ? Comme d’une mère pas trop possessive, d’une amante pas trop jalouse, d’une sculptrice – enfin – plus trop forceuse, Céline Le Guillou a réussi à accepter de laisser vivre tranquille les petits êtres dont elle s’est entourée. Et le monstrueux, alors, de laisser libre cours à la gaffe, la balourdise, à ce petit rire imprévu venu dégonfler tout le sérieux qu’on voulait absolument prêter aux histoires d’amour et de l’art. Dans un coin de la première salle d’exposition, un petit corps de papier mâché rose et duveteux, aussi grotesque dans sa forme que dans sa position, est comme coincé dans une haute structure faite de tiges de bois. L’amour et la sculpture, c’est aussi ça : se prendre des râteaux, parfois, mais réussir à en faire une force, heureuse, qui permettra de trouver le meilleur équilibre.

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