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Rayane Mcirdi. Le croissant de feu
Galerie Édouard-Manet

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Septembre 2021

Texte de présentation de l'exposition personnelle de Rayane Mcirdi à la galerie Édouard-Manet
"Le Croissant de feu" du 30/09 au 04/12/2021
Des flammes et des fleurs

Les Gentianes désignent une famille de fleurs aux teintes bleues ou violacées, mais certaines espèces ont également des pétales jaunes ou rouges éclatants. Leur délicate corolle peut être en cloche ou en trompette ; elles n’ont jamais naturellement éclos dans les Hauts-de-Seine, sinon dans un certain « Quartier des Fleurs » à Asnières-sur-Seine. Les urbanistes du quartier des Mourinoux en ont cueilli le nom et l’ont planté au milieu du vaste champ qui s’étendait encore, il y a quarante ans à peine, à la place de l’actuel terminus de la ligne 13. Dans le bouquet d’immeubles qu’ils ont érigé autour, on trouve également des Jacinthes et des Violettes, des Marguerites et des Colchiques. des Bleuets et des Genets, des Fuschias et des Lilas, des Roses et des Sauges, des Tulipes et des Primevères. Les Gentianes dont il est question ici ont été démolies un après-midi de juillet 2011.
L’emblème des Quartiers Nord d’Asnières – ou des « Hauts », c’est toute une affaire d’appellation – était pour certains un immeuble tombé en désuétude, pour d’autres un foyer qu’on se rappelle avec nostalgie. Pour toutes celles et tous ceux qui l’ont connu ou presque, la barre était une frontière, ici protection face au monde extérieur, là limite d’un quartier à ne pas pénétrer – mais c’est une question de point de vue.
C’est avec l’effondrement de ce grand bâtiment que Rayane Mcirdi a voulu ouvrir sa première exposition personnelle, car il est une étape cruciale dans tous les voyages, physiques et mentaux, fictifs et réels, que l’artiste y a retracé. Il est début et fin, symbole d’un temps révolu et synonyme de renouveau – mais pour qui ? Et comment ?
« Le Croissant de feu. À Fatima Mahli » est une histoire de famille et un hommage. Dans les films de Rayane Mcirdi, les actrices et acteurs de sa vie jouent leur propre rôle et content publiquement les histoires qui se sont d’abord partagées en privé. Trois films, trois générations, et autant de boucles venues retracer celle que décrit l’histoire française de la lignée Mahli : d’un départ à un autre, de Bidar (Algérie) aux Mourinoux, et alentours. Faite d’allers sans retours et de répétitions involontaires, de traditions, de transmissions et d’émancipations, l’histoire retracée ici par l’artiste est unique – c’est la sienne – mais tout de même symptomatique de la société plus globale dans laquelle elle s’inscrit. En elle se fondent, se succèdent et s’affrontent un peu de colère et beaucoup d’amour, de la nostalgie, de l’espoir et de la désillusion, des rires et des larmes, des fleurs et des flammes.
Le Croissant de feu est le titre qu’aurait voulu donner Malcolm X à la publication dont il prévoyait de doter la Muslim Mosque Inc1 avant de mourir. Elle se serait appelée ainsi « parce que nous voulons tout enflammer », explique-t-il dans un entretien avec A. B. Spellman en 1964. Face à l’impuissance, à l’injustice et à l’impossible prise sur l’Histoire, le militant oppose un embrasement explosif mais raisonné, apaisé par la foi bien que sans compromis. On ne peut qu’imaginer ce qu’aurait donné la mise en pratique de l’ultime stratégie qu’il a théorisée avant d’être assassiné en 1965. La découvrant par le texte, Rayane Mcirdi y a trouvé une inspiration. « Le Croissant de feu », l’exposition, est une libre interprétation et une proposition d’action, toute personnelle et artistique, qui puise à la même ardeur que celle qui avait nourri le théoricien, mais qui trouve ici sa propre forme. La manière d’en rendre compte peut-elle changer le cours de l’Histoire ?
Il y a mille et une manières de l’écrire, cette Histoire, pour qui n’a pas choisi la voie officielle. L’artiste a l’avantage d’une liberté que ne peuvent se permettre les historien·ne·s de métier. La forme qu’il a choisie est inclusive, les sources primaires autant que secondaires, livresques ou orales, intimes et passionnées, pseudo-objectives, fantasmées parfois, et alors ? Les films de Rayane Mcirdi sont des objets hybrides et fiers de l’être, où Son Goku2 côtoie Malcolm X, les fleurs le béton, la scène mythique d’un anime3 une vidéo d’archive, le rêve la réalité, où les langues se délient et s’entremêlent, où l’argot devient poésie.

Dans un Jardin ou sur le port de Gennevilliers, de la bouche d’une mère, de tantes ou d’un cousin, les anecdotes s’égrènent et se répondent, en écho d’une époque à l’autre, de branche en branche de l’arbre généalogique. Elles narrent ici la découverte d’un quartier dans lequel la famille vient d’emménager, là l’émotion face à sa « réhabilitation » – c’est le terme officiel –, elles énoncent l’hypothèse d’un retour au bled, traduisent l’ennui de qui ne voit plus d’avenir ou préfère regarder le passé, elles rejouent la transformation de Son Gohan4 en Super Saiyan ou rapportent la naissance mystique d’une portée de chatons laissée en héritage. Elles oscillent dans leur forme, entre donnée recueillie de manière quasi ethnographique et fiction rédigée à plusieurs mains. Elles s’ancrent toutes dans le réel et le local, celui que l’artiste connaît et chérit, en se gardant toutefois de toute idéalisation.
Car son Arcadie5 à lui est loin d’être idyllique ; elle souffre mille fantasmes, mais ce n’est pas lui qui les chantera. Face aux clichés et aux discours dominants, contre toute tentative de moralisation et de normalisation mais aussi, à l’inverse, d’esthétisation à outrance, l’épopée compilée par l’artiste est sensible mais aussi neutre que possible. Ambitieux destin. Le récit est tantôt balbutiant comme un souvenir que le temps aurait embelli ou effacé, tantôt timide comme une histoire refoulée, et parfois encore simplement impossible. Mais la narration se poursuit, malgré les échecs : celui de manquer à obtenir le récit attendu par le pseudo aède6– et que l’énonciateur a finalement emmené dans une autre direction, celui de n’avoir pu recueillir à temps la voix de la grand-mère désormais éteinte... L’Histoire est capricieuse et complexe. Plus que tout, elle est sensible et s’enrichit de toutes les subjectivités qui la façonnent. Tout intimes et locaux qu’ils puissent être, les récits mis en partage ici ont pourtant tôt fait de dépasser leur apparent statut d’anecdotes. Ensemble, sur la place publique qui leur est donnée par l’artiste, ils ouvrent une brèche dans l’Histoire-avec-une-majuscule, qui d’ordinaire n’en fait que des à-côtés.

Il y a des flammes et des fleurs au départ du récit engagé par Rayane Mcirdi ; ce sont la colère autant que l’amour, l’espoir autant que la résignation, l’optimisme et la désillusion, l’envie d’ailleurs et le besoin de rester qui alimentent le brasier et scandent chacun des chapitres de ce récit-mille-feuilles. Les histoires se déroulent mais les fins possibles sont toujours en train d’éclore. Après que les fleurs ont fané, elles laissent toujours des graines. Libre à qui veut de les faire germer.

1 Mouvement qu’il fonde à la suite de son polémique départ de la Nation of Islam, comme une réponse aux contradictions des Black Muslims qu’il a pu identifier et à la paix intérieure que lui a apporté son pèlerinage à La Mecque une année plus tôt
2 Personnage du manga Dragon Ball, d’Akira Toriyama.
3 Version animée d’un manga.
4 Personnage de Dragon Ball.
5 Région de Grèce devenue une terre mythique par l’action des artistes à l’Antiquité et à la Renaissance notamment. Des poètes comme Virgile (Les Bucoliques) ou Ovide (Les Fastes) en ont fait le pays du bonheur ; un pays idéal où l’homme et la nature vivaient en parfaite harmonie, chanté par de nombreux poètes, peintres et sculpteurs.
6 Poète qui, dans la Grèce antique, chantait les épopées. Homère est le plus connu des aèdes.

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