« ZANA. Orient-ation »
La Conciergerie
2.12.2022 - 23.01.2023
Aucune histoire n’est silencieuse. Toutes produisent des sons, des images, des matières, des souvenirs et des héritages, des futurs et des descendances. Toutes tracent des lignes, qui peuvent ou non se rejoindre, se compléter ou se croiser, s’entremêler ou encore s’arrêter. Il y en a qui parcourent les livres officiels et les imaginaires collectifs, qui ont été tranquillement ordonnées, classées, transmises et données en partage. Il y en a qui sont cachées, ou pire : interdites, qui se confient dans le secret, qui s’explorent difficilement, qui ne se donnent qu’intimement, qui ne se découvrent, d’abord, que solitairement.
Aucune histoire n’est silencieuse, mais beaucoup sont silenciées. Selon le point de vue depuis lequel on les envisage, certaines lignes, inévitablement, apparaissent plus fines que d’autres. Certaines lignes, encore, ne sont pour l’instant que des points, que certains s’attachent à relier. Zana est de ceux-là.
Les points que l’artiste collecte depuis quelques années sont des négatifs jamais développés et des photographies longtemps restées anonymes, des voix délaissées et des anecdotes oubliées. Parti à leur recherche auprès de ses proches, de rencontres fortuites ou dans des archives confidentielles, il les compile et les fusionne pour mieux les transcender. Il les intègre à ses films, ses livres et ses installations, et propose avec eux des liaisons. Par elles se transmettent, coûte que coûte, des histoires dont les protagonistes sont ailleurs discrets, dont la plupart des images ont été perdues et la majorité des sons tus.
Avec les points de suie qui parsèment les surfaces de plâtre des gravures de la série « 5 shahrivar 1358 » s’imprime un chapitre aussi sanglant que clandestin : la répression, en août 1978 (shahrivar 1358 du calendrier persan), des volontés indépendantistes kurdes par Khomeini et son général le plus féroce, Sadek Khalkhali. Le nom du photoreporter Jahangir Razmi n’a été retrouvé qu’un demi-siècle après qu’il a mystérieusement capturé ces témoignages ; ceux des hommes qui se tiennent dessus n’est connu que de peu, volontairement effacés de l’histoire officielle. Comment composer avec des archives cryptées, trouées, manquantes ? Quelles histoires écrire par-delà elles ? Comment s’orienter dans le méandre de tous les sens qu’elles peuvent prendre ?
Les archives, aussi collectives qu’intimes, avec lesquelles Zana compose sont les étoiles grâce auxquelles il trouve et façonne son propre chemin. Dans la grande nuit le guident les rituels d’un ami et ses anecdotes enfantines, la voix de Leyla Zana – première femme députée kurde du parlement turc, condamnée à dix ans de prison pour avoir prononcé un discours dans sa langue maternelle – ou encore des négatifs transmis par sa famille. La série « Beja rojbash » retrace les montagnes du Kurdistan iranien, un oncle anonyme qui les sillonne en voiture, des morceaux de paysages ou de figures inconnus… Par-dessus les puzzles qu’il compose avec les motifs, l’artiste en a imprimé d’autres encore : des lettres d’un alphabet arabe utilisé par une centaine de langues à travers le monde, avec lesquelles il participe à recomposer une histoire fragmentée entre quatre pays – l’Irak, l’Iran, la Turquie et la Syrie –, quatre dialectes – le kurmandji, le sorani, le zazaki et le gurani, et soixante millions de personnes, sans compter les diasporas. Quel commun reste-t-il au milieu de tant de pluralités ? Que peuvent l’art ou l’Histoire pour conserver les mémoires ? Pour prendre soin du passé, mais aussi du présent et, déjà, du futur ?
Zana n’est ni historien ni prophète. L’artiste serait plutôt poète, agitateur, coupeur-décaleur de lignes qu’il invite à poursuivre, du bout du doigt et avec tout le corps. Comblant les trous, remplissant les manques, soudant littéralement les fragments, il transmet, plus encore que la mémoire, l’attention qu’il faudrait porter sur elle pour réparer ce qui peut encore l’être : si ce n’est les corps, du moins leurs souvenirs. Et les points de devenir des lignes, qui déchirent le silence et dessinent, enfin, la dignité à laquelle l’artiste entend faire parvenir tous ses fantômes.